Jean Sulpice et Christophe Dumarest, carte IGN, Lac Annecy

La carte

Au sol, une immense malle isotherme remplie de mets raffinés. Au-dessus, deux hommes argumentent. Entre le grand chef doublement étoilé et le guide, l’heure est à la discussion. À quel endroit va-t-on couper ce magnifique pâté en croûte ? Va-t-on prendre une ou deux bouteilles des merveilleux vins de Savoie qui jonchent le sol ? Est-il raisonnable de monter ces trois desserts ? Jamais un repas de bivouac n’aura tant fait rêver.

Sur le parvis de l’auberge du Père Bise, Jean Sulpice, plein d’enthousiasme et de générosité, souhaiterait nous faire découvrir toute sa carte. Bien loin de mon domaine de prédilection, à court d’arguments et rattrapé par la gourmandise, je m’incline. Qu’à cela ne tienne, nous porterons ! Quelques instants plus tard, attablés au bord de l’eau dans le parc de l’auberge où se mêlent les houppiers d’arbres magnifiques, centenaires pour la plupart, nous déplions la carte IGN du lac d’Annecy. Nos regards sont focalisés sur une des montagnes les plus emblématiques de la région : Les Dents de Lanfon.

Ce qui caractérise la pratique de l’alpinisme et de la montagne en général, c’est la place du rêve qui précède l’action. La carte, comme en cuisine, en est un trait d’union. Nonchalant, le temps s’écoule. Je regarde la montre, il faut y aller. Sur le parking, un véhicule détonne en particulier. L’ancienne Méhari relookée aux couleurs de l’auberge peine à accueillir nos sacs volumineux. Nous grimpons dans la vieille Citroën comme deux gamins s’apprêtant à faire un mauvais coup.
Randonnée Dents de Lanfon avec Jean Sulpice et Christophe Dumarest

Au-dessus de l’assiette

L’enthousiasme de Jean est communicatif, je perçois que l’échappée belle que nous allons vivre est un véritable luxe au regard de l’emploi du temps et du rythme qui sont les siens. Tous les midis et tous les soirs, c’est un « véritable marathon » qu’il faut pouvoir tenir. Je comprends mieux pourquoi notre sortie prend des airs de parenthèse enchantée. Malgré le poids de nos sacs, nous marchons à un bon rythme. Entraîné grâce au vélo qu’il pratique le matin dès qu’il le peut, Jean semble avoir trouvé dans le sport une soupape nécessaire avant le service.

Je le sais à l’aise en endurance, sur une bicyclette ou sur des skis mais qu’en est-il du rapport au vide ? Car, au programme de la journée, après avoir déposé nos affaires de bivouac au col des Frêtes, j’envisage une traversée des Dents de Lanfon un peu revisitée… à ma sauce, cette fois-ci ! Sur le chemin, dès les premiers lacets, Jean remarque des herbes et des fleurs qu’il utilise en cuisine. Il évoque des associations de saveurs, des idées. Et si, de notre balade, pouvait émerger une nouvelle recette ? Ce serait magnifique...

En le voyant évoluer en montagne, je comprends que c’est un chef qui s’inscrit dans le territoire par ses choix d’ingrédients, mais aussi par sa pratique de la montagne et sa perception du relief. Aujourd’hui, il prend le temps de s’élever "au-dessus de l’assiette", d’aller voir en haut, de remonter à la source.
Randonnée aux Dents de Lanfon au-dessus Lac Annecy
“En le voyant évoluer en montagne, je comprends que c’est un chef qui s’inscrit dans le territoire par ses choix d’ingrédients, mais aussi par sa pratique de la montagne et sa perception du relief.”
Jean Sulpice escalade les dents de lanfon avec Christophe Dumarest
Jean Sulpice escalade au-dessus lac d'Annecy

Le goût du partage

Nous passons sans transition des champs au rocher et l’escalade, bien que facile, a bel et bien commencé. Après un départ côté nord, l’arrivée au collu entre la dent sud et la partie occidentale de la traversée est un ravissement. Les pins à crochets tourmentés par les éléments amènent une saveur méridionale au décor. Derrière nous, le mont Blanc, sur notre gauche, la Tournette et sous nos pieds... les Calanques ! Seule la barrière du Semnoz rappelle que le lac a ses limites, et que notre Méditerranée n’est que d’eau douce.

À mesure que le sentier se transforme en escalade à travers les pinacles rocheux qui constituent toute la dentelle des Dents de Lanfon, le regard de Jean évolue.

Sortir de sa zone de confort, prendre des risques, s’engager, avoir le goût du partage et de la beauté des formes... les analogies entre nos deux mondes sont légion. J’ai l’intuition que cette sortie symbolise la naissance d’une cordée et qu’il y aura d’autres ascensions partagées. Nous poursuivons le parcours entre action et contemplation. Aucun de nous n’est rassasié de la vue incroyable dont nous gratifie ce sentier du vertige.
Escalade des dents de lanfon au-dessus lac Annecy
feu de camp avec Jean Sulpice

Bivouac de chef

De retour au col, il nous faut ramasser suffisamment de bois pour le tapis de braises qui nous servira de gazinière. Cette fois-ci, les rôles sont inversés, je suis aux ordres du chef. Je laisse la concentration redescendre, alors que lui rallume son regard brillant en découvrant avec malice tous les éléments qui vont constituer notre repas de ce soir.
Nous attaquons le pâté en croûte qui, accompagné par une mondeuse, comble nos papilles. Je ne sais si c’est la qualité des mets, les 12,5 ° du vin de Savoie ou les efforts de la journée, mais nos visages s’illuminent. Pour Jean, élu chef de l’année en 2018 par le prestigieux Gault & Millau, c’est le moment de poser une branche de genévrier qui parfumera la viande. Une belle truffe râpée parfait l’assiette mettant en valeur un risotto d’épeautre à la courge butternut.
Le soleil disparaît derrière le Semnoz au moment où retentit le son rond et chaleureux du liège que l’on libère de sa tension. Nous poursuivons la balade, culinaire cette fois-ci. Ce qui me surprend le plus, au-delà de la qualité des ingrédients et des sauces qui les mettent en relief, c’est l’attention portée à chaque élément qui compose l’assiette. Aucun détail n’a été laissé au hasard ou n’a souffert d’une approximation. Une belle invitation à mettre de la conscience dans l’art de manger. Un dessert pour clôturer un tel festin ne semble pas nécessaire. À moins que... "Je ne finis jamais un repas sans une petite touche de sucré !" Déculpabilisé, je relaie les mots du chef ! Nous savourons, juste avant d’aller retrouver notre modeste couchage, une tarte aux poires façon amandine et un saint-genix généreux en pralines, à peine doré par les braises en déclin.
Chef Jean Sulpice cuisine sur un feu de camp en montagne
repas en randonnée aux dents de lanfon
Coucher de soleil au-dessus du Lac d'Annecy
coucher de soleil lac d'Annecy

Le lever du soleil est notre signal, il nous faut redescendre. De cette virée, nous ne garderons avec Jean pas exactement les mêmes souvenirs. Plutôt verticaux pour l’un, gastronomiques pour l’autre, mais avec pour point commun le goût du partage et du défi qui composent certains des instants les plus magiques de la vie.

Herbes de montagne en Savoie, au-dessus de Talloires
Portrait de Jean Sulpice, escalade des Dents de Lanfon
Rédaction : Christophe Dumarest | Photographie : Marc Daviet
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