Au-delà

À la table gastronomique, ce fromage culte des Savoies occupe désormais une place prépondérante, indissociable de l’être de Jean Sulpice; le Beaufort est un essentiel de son terroir - de l’histoire solide, la preuve physique d’un patrimoine ancestral. Comment à l’Auberge du Père Bise le traditionnel chariot de fromage est-il devenu meule ? Retour d’alpage avec Alicia Poupeney (Cheffe de salle du restaurant Jean Sulpice) et le Chef doublement étoilé. Ils racontent.

Alicia se souvient d’un endroit difficile d’accès, au mérite. Un trajet sauvage pour randonneur curieux.

On est en juillet, il est pratiquement sept heures du matin, on est la Team Sulpice dans une voiture avançant lentement; verticale prudence sur une route cahoteuse. Par-dessus Pralognan la Vanoise à quelques monts de Val Thorens, on s'émerveille des lumières naissantes, de celles qui tranchent et délimitent les à-pics. L’alpage est là, dans l’ombre, attendant la chaleur d’un matin d’été. Les tableaux d’impressionnistes qu’offre la nature s'enchaînent à mesure que l’on tourne la tête dans un sens comme dans l’autre. Sur l’une des faces, quelques touches de pointillisme : les tarines cheminent dans le lointain - sur une pente verdoyante. La porte s’ouvre et un colosse s’extirpe de l’endroit. Sa barbe fournie augmente son sourire en nous voyant, sa franche bonhomie fait jaillir un accueil sincère. Les formalités passées on se retrouve tous dans la pièce où il fait cuire, dans un énorme chaudron en cuivre, le lait de la traite de ce matin, six heures”.

Il nous regarde et nous parle de son inexplicable” poursuit Jean.

Il ne comprend pas la différence marquante de goût entre son Beaufort de cette année et celui de l’année précédente. La large batterie de tests scientifiques qu’il a effectuée ne l’explique pas. Face à ces conclusions d’impasse, Gaël pense que même si ce contraste de goût est bien réel, la raison de cette variation est plus profonde, peut-être liée à l’émotion, à l’humeur; quelque chose qu’on ne peut déceler au microscope. Alors en journée il met de la musique, ses vaches évoluent au son de la musique classique; au gré des symphonies, des sérénades et autres requiems - elles apparaissent plus détendues. Un opéra de cime, où Gaël sait l’importance d’un cadre apaisé. Une influence sonore sur tous les êtres peuplant l’alpage”.

Alicia s’exclame : “et il nous raconte tout ça en travaillant ! En fabriquant son Beaufort, en récoltant le plus de caillé possible dans le chaudron. Ses gestes sont précis, millimétrés, il ne perd pas une seule seconde et ne s’y reprend jamais à deux fois. Il se sert de ses mains et de ses dents, mâchant la gaze pour récupérer à trois forces le caillé nécessaire à la fabrication de son fromage. Le voir faire est impressionnant. Gaël n’a pourtant pas grandi dans ce milieu agricole, il avait une foule d’options, de choix de vie, il a choisi cette voie. Il nous raconte que de mai jusqu’à septembre il est là-haut, sa journée commence à 3h du matin pour la traite des vaches où il récupère son lait. Sa journée se termine généralement - si il n’y a pas d'embûches - à 21h, heure à laquelle il peut commencer à se détendre. À Ritord pendant six mois, non-stop, sans jour off. Il ne vit et respire que pour ça, c’est en lui. La neige sonne l’arrêt. Dès qu’elle commence à arriver, il quitte l’alpage”.

Et pas de réseau là-haut ! Ou très peu. Si tu veux capter décemment, tu peux essayer de monter sur une chaise le long du mur, à la recherche d’une barre sur ton téléphone. Dehors, même histoire en faisant le tour du propriétaire ! Au fond, ce manque de connexion n’est pas un problème, au contraire, cela ressert l’intérêt, l’objectif de ne pas rater la création du Beaufort.” constate le Chef. “Et tu n’a pas le temps pour ça. Car produire le meilleur fromage possible, cela se mérite” ajoute t-il. “La saison n’est jamais acquise par avance, il faut emmener chaque jour une grande quantité d’énergie pour faire face et surmonter les éventuels soucis, il faut se battre. Le tracteur qui ne démarre pas, les alpages voisins ou encore les bergers qu’il faut aider lorsqu’ils ont un problème à résoudre, une ou plusieurs vaches à soigner… la liste est longue…”.

Oui il doit être aussi un peu vétérinaire.” observe Alicia. “L’alpage étant difficilement accessible, il sait qu’il ne peut pas forcément compter sur un médecin en pleine nuit. Il sait comment soigner ses vaches et mettre bas”.

L’esprit de l’alpage

Il se dit que l’alpage du Ritord est l’un des meilleurs pour faire du Beaufort.” raconte Jean Sulpice. “Ce qui m’a frappé dans cette rencontre c’est qu’il ne parle pas simplement du produit, il parle de l’alpage, de son environnement, de ses bêtes. D’une apparence massive, brute, Gaël éprouve une véritable sensibilité, une délicatesse lorsqu’il met des mots sur ce qu’il fait au quotidien. Il n’est pas que là pour faire du fromage, ce serait réducteur de penser ainsi. Chaque étape compte, y compris celles de l’extérieur où Gaël est en accord avec les bergers. Ensemble, ils veillent à ce que le troupeau puisse se nourrir de la meilleure herbe, en les déplaçant au bon endroit, au bon moment. C’est un véritable travail de concert entre les animaux, les humains, la nature. Comme une grande famille, extrêmement complémentaire”.

Alicia souligne : “d’ailleurs ils sont totalement dépendant de la nature, chaque jour est une nouvelle aventure, personne ne sait de quoi aujourd'hui sera fait. Dans cette branche de l’agriculture, l’homme ne cherche pas à contrôler son environnement pour en tirer une constance, pour donner au produit une régularité de goût. Il accepte de se soustraire à la nature, de l’écouter, de s’adapter à ses humeurs - même au prix de quelques ratés. Il ne peut présenter face à elle une posture de dominant, il doit la laisser faire et orienter son travail en conséquence pour tendre vers l’unique”.

Retour à l’essentiel

Cette année à la table gastronomique, on a décidé de se passer du chariot de fromage. Le Chef voulait sortir de l’opulence en revenant à la simplicité.

Alicia précise : “la proposition d’une vingtaine de produits sur un plateau à roulettes n’était plus cohérente avec l’itinéraire de découvertes culinaires”.

Jean Sulpice ponctue : “Je suis savoyard et mon grand-père m’a toujours parlé de ce fromage. Il me disait que le Beaufort c’est bon pour la santé, c’est bon pour les os ! C’est le prince des gruyères et il est indéniable qu’il est un fromage d’alpage. Autour du Ritord, les vaches suivent la floraison et se nourrissent au gré de la saisonnalité. Le Beaufort renferme dans sa texture et son goût un vécu; et pour délivrer ses subtiles variations, il a besoin d’être impacté par un environnement de montagne tantôt bienveillant tantôt hostile”.

Il y a quelques temps un client m’interpelle et me dit : “Chef vous m’avez fait manger du bleu alors que d’ordinaire je n’aime pas ça, et là, je ne pensais pas autant apprécier !”. C’est précisément cela que je veux privilégier dans ma cuisine, la surprise, le bonheur de la découverte. Jusqu’à maintenant avec le chariot on ne pouvait pas l’obtenir”.

Il conclut : “Le choix du seul Beaufort à ma table est une évidence car on a le temps de raconter son histoire et le récit atypique de son producteur Gaël Machet. Je ne cherche pas à faire une démonstration ou étalage de mon terroir, je veux simplement le sublimer, en présentant un Beaufort exceptionnel, un morceau de patrimoine qui est à la racine de nos pays de Savoie”.

Rédaction : Norman Giry | Photographie : Franck Juery,
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