Beaufort Un

"Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromage" s'exclamait en son temps le Général. Au-delà de cette interrogation que l’on pourrait trouver de prime abord condescendante, il y a là une remarque pertinente quant à la riche variété des terroirs français. Iconique, la France compte en son hexagone et ses ultras marins de vastes régions dessinées par des savoir-faire. Des créations s'appropriant l’unique, le non-semblable à autre part. La confection, l’aboutissement d’un fromage, en est l'un des exemples phares.

Comme pour rembobiner le fil d’Ariane, une fois passé l’Albertville olympique, remontez la rivière du Doron en traversant sa vallée. La route de montagne défile rapprochant davantage les montagnes, elles forment un entre-soi étrangement réconfortant. Les bourgades montagneuses s’enchaînent, Queige puis Villard sur Doron sont derrière vous; devant, il y a là en ouverture une vaste plaine sous bonne garde du Mont-Blanc et de l’atypique Pierra Menta. Au fond, comme protégé : Beaufort, antre du fromage éponyme. Plus haut encore sa station, Arêches. Plus intime encore, les Plans; c’est sur ce hameau que se trouve le peuple Joguet, la famille de Caroline. Des chalets et des exploitations habilement conçues, à taille humaine. Poussez la porte et c’est là votre rencontre avec une centaine de petits êtres tantôt s’activant, tantôt se prélassant dans le foin. Passionnée de tout temps, la fibre agricole en elle depuis toujours, Caroline a grandit entourée par ses parents eux-mêmes éleveurs de vaches laitières. Désireuse d'emprunter cette même voie pavée, elle sera bel et bien éleveuse, mais de chèvres.

Lien indéfectible

Non-stop, tenue de sport, tout sourire, effort et engagement total. Auprès de ses chèvres qu’elle affectionne et chouchoute comme personne, la vie de Caroline est tournée vers son métier de passion. Son troupeau est - par extension - sa famille. "C’est un métier où l’on se lève tôt. Il faut respecter les traites entre le matin et le soir. Il n’y a pour ainsi dire pas de pause, pas de temps mort, mais même sans ça je n’ai pas l’impression de travailler. Je suis avec elles, je m’occupe d’elles, je fais le métier que j’ai toujours voulu faire."

Ancrée en son territoire, avec elles. S’absenter, partir est inconcevable; car l’exploitation de la taille de celle de Caroline repose sur ce lien précis, cette connexion inconsciente, bienfaisante, nourricière entre l’éleveuse et son troupeau. De la nuit des temps, et ce, jusqu'à maintenant, il y a là toujours l’affection, le respect qui émane, perpétuellement échangé par le regard, par le geste. "Si l’on doit s’absenter, il faut se faire remplacer. Et ça, c’est très compliqué car le troupeau s’identifie énormément à l’éleveur. Alors s’il y a un remplaçant, il doit effectuer précisément les mêmes gestes que vous au quotidien. S’il n’applique pas les mêmes gestes, cela va perturber les animaux, cela va amener du stress. D’une part, un stress du remplaçant qui veut bien faire, et d’autre part, un stress des chèvres qui sentent que ce n’est pas comme d’habitude. Cette tension - d’une seule journée ou plusieurs heures - se ressentira, en créant des soucis sur le lait."

En élevant ses chèvres et en concevant et fabriquant son propre fromage, Caroline a le souci hautement compréhensible du détail, du bon geste qui - s’il n’est pas maîtrisé - peut remettre en question toute la production et qualité laitière. De plus, les chevrières et chevriers ne sont pas comme la plupart des fromagers, peu - volontairement - industrialisés, leurs mains sont toutes la richesse de leur travail.
“Caroline est animée par l’amour de ce métier transmis par ses parents, l'énergie et la fraîcheur qu’elle apporte est remarquable. Par son émerveillement constant, par sa passion qui jamais ne fléchit, elle sublime un savoir-faire.”
Jean Sulpice

Autour de 560 grammes d’unique

Pure âme forte du Beaufortain, cheffe d’entreprise vivant au rythme de la nature, des saisons. Tantôt dans les caves d'affinages tantôt sur les faces abruptes, d’où elle emmène, seule, ses chèvres vers les alpages, Caroline Joguet patiemment, à cœur d’ouvrage a su - elle et ses biquettes - trouver un rythme, une place. Et si désormais sur les étals aux côtés du célèbre Beaufort l’on peut trouver ses tommes et ses gratarons, l’on trouve surtout son Plancherin.

Fromage simplement unique au monde. Conçu par le seul savoir-faire de Caroline. Quatre années pour le concevoir, le modeler, lui faire prendre un goût remarquable de singularité. Un travail de longue haleine puisque contrairement aux fromages dits lactiques où le fromager peut goûter le labeur de ses bêtes au bout de 2 jours, il faut attendre 4 à 5 semaines pour déguster les fromages de chèvres et rendre un avis. Une centaine d'essais plus tard : le Plancherin d’Arêches. Véritable joyau, né d’une maîtrise que l’on ne peut copier, que l’on ne peut usurper.

"Chaque geste compte ! Rien que pour obtenir la bonne pâte moelleuse que l’on veut, il faut beaucoup de patience et d’obstination. Être éleveuse et fromagère c’est savoir maîtriser tout un cycle. Il y a beaucoup de détails, beaucoup de variables à prendre en compte. De la race des chèvres en passant par leur alimentation, leur bien-être, mon humeur, à la fin tout se retranscrit dans le fromage."

Arôme boisé non sans rappeler au palais des notes caramélisées, lors du caillage Caroline utilise des sangles en épicéa pour cercler et tenir son fromage. Peu à peu, ce rond de bois va venir s’ancrer dans le fromage lui délivrant ainsi quelques parfums et odorantes forestières. Les sangles en épicéa sont confectionnées par un bûcheron œuvrant sur le Col du Pré, près du lac et barrage de Roseland - terre beaufortaine. C’est par son terroir savoisien, par sa main et son énergie - systématiquement positive - insufflée à ses chèvres que Caroline a fait naître un nouvel élément, faisant un peu plus luire le patrimoine culinaire des pays de Savoie. Le Plancherin est un clin d'œil à l’existant Vacherin, ici, la planche en début de mot est une référence au support sur lequel on le présente.

Vivre terroir

Par ses versants qu’elle connaît par cœur, ses chèvres qu’elle se passionne à chérir quotidiennement, par sa famille dont elle est si reconnaissante, Caroline vit sereinement, entourée des siens; admirant ses consœurs et confrères producteurs, observant par la vallée le tumulte du monde. "On ne s’en rend jamais vraiment compte mais celles et ceux qui fabriquent du Reblochon sont de grands fromagers. Il faut un pointillisme et une concentration extrême à chaque étape pour ne pas échouer. Le Reblochon est un fromage chanceux car il est populaire, le Chevrotin un peu moins, et pourtant les gens qui en font sont de grands fromagers, car le savoir-faire et le goût sont si uniques. Malheureusement l’industrialisation et la course à la quantité diminue tout cela."

À l’instar de Jean Sulpice, Caroline Joguet est attachée au respect de son terroir. Des valeurs essentielles afin de respecter l’environnement. Ne pas s’étendre, rester une production qui continuera de créer, de sublimer. Et par le biais de l’excellence, inspirer, nourrir les générations, faire perdurer le savoir du goût. "Beaucoup de gens pensent que le goût d’un fromage est quelque chose de fixe. Il faut se dire que le fromage est la finalité d’un périple. Il évolue, il varie, il se différencie selon les saisons. Par exemple, c’est normal qu’un fromage au lait cru au printemps soit plus coulant, car l’on trouve de l’azote dans l’herbe fraîche avec laquelle se nourrissent les vaches. Grâce aux machines aujourd’hui, on peut rendre le goût d’un fromage constant, mais l’on s’éloigne du lien naturel."

Le désir d’une authenticité, d’un souhait du local. Être conscient des ressources de son territoire, les exploiter en un hommage, respecter le dictat de la nature, c’est là tout le point commun qui relie l’éleveuse et le chef, l’être humain à sa terre.
Rédaction : Norman Giry | Photographie : Franck Juery,
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